" Internet, une encyclopédie ? Pensez plutôt
à une rue ! "
Serge Pouts-Lajus a fondé l’Observatoire des Technologies
pour l’Education en Europe. Il observe et analyse les usages de nouvelles
technologies et d’Internet, en particulier dans les écoles.
Certains n’hésitent pas à dire que l’Internet va
transformer l’école elle-même ?
Serge POUTS-LAJUS : Seymour Paper, l’inventeur du
Logo, avait été déçu de voir que l ‘école ne se transformait pas
assez pour accueillir les ordinateurs... Je vois les choses à l’inverse :
si l’école doit changer, ce n’est pas pour les ordinateurs... Dans la
réalité, je vois plutôt l’effet d’aubaine : les enseignants se
saisissent des machines parce qu’ils pensent qu’elles vont leur servir à
pouvoir changer des choses dans leurs relations avec les élèves.
Il n’y a pas de liens entre l’usage des ordinateurs et la
pédagogie pratiquée. Évidemment, trois ordinateurs pour 25 élèves, ça pose
moins de problème à ceux qui sont habitués à travailler en atelier. En
voyant les usages qui s’inventent dans les écoles, je suis épaté quand la
machine s’intègre dans l’activité de la classe : une recherche sur un
site qui va illustrer, enrichir, mettre en perspective un travail fait en
classe. C’est souvent microscopique, mais ça change la nature de l’activité
de l’élève, en l’ancrant dans le réel. A condition de ne se servir des
ordinateurs que quand c’est nécessaire, utile. C’est difficile pour les
enseignants parce que ça les oblige à réagir à chaud, à gérer l’imprévu,
à donner la bonne idée au bon moment...
On décrie beaucoup la qualité des contenus proposés sur le
Web...
S.P-L : Évidemment, si on voit Internet comme une
encyclopédie, c’est franchement nul, plein de contrevérités, sans index à
jour. Mais c’est une fausse analogie : il faut se représenter le web
comme une rue dans laquelle des gens se distribuent des documents, en se faisant
des cadeaux. Et quand quelqu’un vous donne un truc dans la rue, vous devez regarder
d’où ça vient. Les moteurs de recherches sont trompeurs, en vous faisant
accéder aux articles sans passer par les auteurs. Comme dans la vie, il faut
passer par le bouche à oreille, se refiler des tuyaux...
Mais les sites web des écoles ne
sont pas très visités...
S.P-L : Ce n'est pas le problème. Le fond, la forme, tout est important.
Mais le bénéfice pédagogique est en amont, dans le travail de production
réalisé. S'il y a des visiteurs, tant mieux. Mais le jeu du web est de
contribuer, sans en attendre plus de retour que ceux qu'on a fait quand on fait
un cadeau... Le don, c'est la règle sur le web.
Les marchands ne sont-ils pas en train de
prendre le pouvoir des contenus ?
S.P-L : Pour l’instant, ils se cassent les dents.
Internet s’est construit avec une inertie culturelle qui fait que le
commercial a du mal à faire sa place. Aujourd’hui, le privé est largement
présent dans les écoles : il édite les manuels scolaires... Mais sur
Internet, les contenus intéressants sont sur les sites mutualistes comme
cartables.net, pas sur les sites commerciaux. Encore une fois, Internet, c’est
donner plus que vendre. Les enseignants sont exactement la profession qui a le
plus d’intérêt à mutualiser, à un moment où les méthodes changent :
mettre ensemble leurs expériences, leurs pratiques, leurs créations...
Vous êtes très optimiste ?
S. P-L : Chez les gens que je vois faire ces apports, je
constate une espèce de pulsion, de joie de partager. Pour l’instant , tout
est encore en train de s’inventer. Profitons-en. Quand je regarde les élèves
qui travaillent aujourd’hui dans les classes que je vais voir, je me dis qu’il
arrive quelque chose de sympa : ils savent pourquoi ils vont à l’école,
ils y vont pour travailler, pour faire, se frotter à des choses trop difficiles
pour eux sans que ça leur fasse peur, travailler collectivement... On me
répondra que ce n’est pas nouveau. C’est vrai. Mais ça se développe.
Et le rôle des enseignants ?
S.P-L : Il est essentiel dans le guidage, l’aide aux
élèves. Seul face à la machine, l’enfant ne peut pas grand chose. Dire
" faîtes une recherche sur les volcans " n’a aucun
intérêt. C’est du copier-coller. Ce qui fait la différence , c’est le
projet de l’enseignant. Ce n’est pas toujours simple, mais c’est tellement
passionnant. D’où l’importance des échanges de ce qui se fait dans les
classes, pour que les enseignants apprennent, eux aussi, en marchant. Ca ne
crée pas un modèle d’éducation, ça donne à réfléchir sur les
apprentissages. Ca réclame aux institutions du doigté et de la finesse :
ni spontanéisme, ni obligation. Internet l’aime pas l’institutionnel. Rien
n’est plus vide que les forums ministériels... ou syndicaux !
Que doit faire l’administration ?
S. P-L : A la fois mouiller la chemise aux côtés des
enseignants pour monter des projets efficaces dans le quotidien de la classe, et
accepter que les ressources viennent d’ailleurs que d’eux-mêmes... Parce
que les petits projets peuvent changer profondément la relation des
enseignants à leur métier.
Propos recueillis par Patrick PICARD,
parus dans "fenêtre sur cours" n° 208 du 22 mai 2001